XIV
— Ah ! te voilà, Lynn !
Le ton semblait indiquer que Mrs Marchmont était soulagée d’un poids. Elle ajouta :
— Je ne t’ai pas entendu rentrer. Il y a longtemps que tu es revenue ?
— Un siècle ! J’étais dans ma chambre.
— Quand tu rentres, Lynn, j’aimerais que tu me le dises. Quand je te sais dehors, toute seule, après la nuit tombée, je m’inquiète.
— Tu crois vraiment, Mums, que je ne saurais pas me défendre ?
— J’ai lu tant d’histoires épouvantables dans les journaux, ces temps-ci. Tous ces soldats démobilisés qui attaquent des jeunes filles !
— Des jeunes filles qui ne demandent sans doute qu’à être attaquées !
Lynn sourit. Des jeunes filles aimant jouer avec le feu, elle en avait vu. Et beaucoup ! Au fond, tout le monde aime le danger…
— Tu m’écoutes, Lynn ?
Lynn sursauta.
— Tu disais, maman ?
Elle n’avait rien entendu de ce que sa mère avait dit.
— Je disais, reprit Adela, qu’il serait bon de songer à tes demoiselles d’honneur. Je crois que tu devrais demander à la petite Macrae. Sa mère a été ma meilleure amie, tu le sais, et je suis sûre qu’elle serait très vexée, si…
— Mais je n’ai jamais pu sentir Joan Macrae !
— Je le sais, ma chérie, mais qu’est-ce que ça peut bien faire ? Marjorie serait terriblement vexée, si…
— Mais enfin, il s’agit de mon mariage !
— Sans doute, Lynn, mais…
— D’ailleurs, il faudrait être sûre qu’il aura lieu, ce mariage !
Lynn n’avait jamais eu l’intention de dire ça. Les mots étaient partis malgré elle. Elle eût voulu les rattraper, mais il était trop tard. Mrs Marchmont dévisageait sa fille d’un air inquiet.
— Que veux-tu dire par là, ma chérie ?
— Oh ! rien.
— Tu t’es disputée avec Rowley ?
— Non. Ne te tracasse pas, Mums, tout va très bien !
L’affirmation ne suffisait pas à rassurer Adela. Elle dit, d’un ton piteux :
— J’ai toujours pensé que ce mariage avec Rowley t’assurerait une vie calme et tranquille.
— Mais qui est-ce qui demande une vie calme et tranquille ? répliqua Lynn avec vivacité.
Tournant à demi la tête, elle ajouta :
— C’est le téléphone que j’ai entendu ?
— Non. Pourquoi ? Tu attends une communication ?
— Non.
Et, pourtant, Lynn attendait le coup de téléphone de David. Cette attente l’humiliait. Mais il avait dit qu’il l’appellerait dès ce soir. Il ne pouvait pas ne pas le faire. Lynn, intérieurement, se traitait de folle. Pourquoi se sentait-elle attirée vers cet homme ? Elle revoyait son visage un peu triste, une image qu’elle essayait de chasser pour la remplacer par celle de Rowley, avec sa bonne figure, son sourire et son regard affectueux. Mais Rowley l’aimait-il ? Évidemment, non. Sinon, il lui aurait prêté ces cinq cents livres. Il aurait compris, il aurait été moins sage, moins terre à terre. L’épouser, c’était vivre à la ferme, ne plus jamais la quitter, ne plus jamais découvrir de nouveaux ciels, ne plus jamais respirer le parfum des pays exotiques, ne plus jamais être libre.
Le téléphone sonna. Elle courut à l’appareil. Retenant son souffle, elle porta l’écouteur à son oreille. La voix qu’elle entendit n’était pas celle qu’elle espérait. Tante Kathie était à l’autre bout du fil.
— C’est toi, Lynn ? Je suis bien contente de t’avoir. Imagine-toi que je suis embarrassée. Je ne sais pas du tout ce que je dois faire, pour cette réunion à l’Institut Féminin…
La voix, mince et fluette, continua longtemps. Lynn, de temps à autre, prononçait quelques mots et rassurait sa tante. Celle-ci, finalement, la remercia.
— Tu m’as vraiment réconfortée, Lynn. Tu as tant de sens pratique ! Je ne sais pas comment je fais pour me mettre dans des situations comme ça. Je confonds tout ! Et, je le dis toujours, quand ça s’y met, rien ne va ! Notre téléphone est en dérangement et j’ai dû sortir pour t’appeler d’une cabine publique. Naturellement, je n’avais pas de petite monnaie et j’ai été obligée de me déranger pour en faire…
La communication s’acheva enfin. Lynn remit l’appareil en place et alla retrouver sa mère au salon.
— Qui était-ce ? demanda Adela Marchmont.
Lynn répondit, très vite :
— Tante Kathie.
— Que voulait-elle ?
— Deux fois rien ! Comme toujours, elle était noyée dans une goutte d’eau.
Lynn s’assit avec un livre et se mit à lire, avec de fréquents coups d’œil à la pendule. À onze heures cinq, le téléphone sonna de nouveau. Elle se leva et, lentement cette fois, alla répondre. C’était probablement encore tante Kathie…
Mais non ! L’opérateur interrogeait :
— Le 34 à Warmsley Vale ? Miss Lynn Marchmont peut-elle prendre une communication personnelle de Londres ?
Elle eut l’impression que son cœur cessait de battre. Elle répondit :
— C’est Miss Lynn Marchmont elle-même qui est à l’appareil.
— Ne quittez pas, je vous prie !
Elle attendit. Il y eut des bruits confus, puis le silence. Le service téléphonique, décidément, allait de pis en pis. L’attente se prolongeait. Soudain une autre voix, une voix de femme, vint en ligne, indifférente et froide.
— Raccrochez, s’il vous plaît ! On vous rappellera dans un instant.
Lynn obéit. Elle n’était pas arrivée au salon que la sonnerie se déclenchait de nouveau. Elle revint à l’appareil.
— Allô !
Ce fut, cette fois, une voix d’homme qui répondit :
— Le 34 à Warmsley Vale ?… Une communication personnelle de Londres pour Miss Lynn Marchmont.
— J’écoute.
— Une minute, je vous prie…
Brusquement, la voix de David vint en ligne.
— C’est vous, Lynn ?
— David !
— Il faut que je vous parle, Lynn !
— Eh bien ! vous…
— Ne dites rien, Lynn, et écoutez-moi ! Je crois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de quitter le secteur…
— Que voulez-vous dire ?
— Ce que je dis ! Je crois que je ferais bien de quitter l’Angleterre. J’ai raconté à Rosaleen que ce n’était pas facile, mais je ne lui ai dit ça que parce que je ne tenais pas à m’en aller de Warmsley Vale. En fait, il n’y a rien de plus simple… et à quoi bon rester ? Vous et moi, ça ne peut pas coller ! Vous êtes une chic fille, Lynn, et, moi, je serais plutôt un faisan. Je l’ai toujours été et vous auriez tort de penser que je pourrais rester dans le droit chemin pour l’amour de vous ! Je ne dis pas que je n’en aurais pas l’intention, mais ça ne durerait pas ! Non, le mieux, c’est que vous épousiez l’honnête et laborieux Rowley ! Avec lui, vous n’aurez jamais un jour d’inquiétude. Moi, c’est l’enfer que je vous apporterais !
Muette, elle restait là, l’écouteur à l’oreille.
— Lynn, vous êtes toujours là !
— Oui, oui…
— Vous ne dites rien ?
— Que pourrais-je dire ?
— Lynn ?
— Quoi ?
Malgré la distance, elle sentait qu’il était extrêmement nerveux. Brusquement, il explosa :
— Ah ! et puis zut pour tout ! Il raccrocha là-dessus.
Mrs Marchmont sortait du salon.
— Est-ce que c’était…
Lynn répondit sans laisser à sa mère le temps de poser sa question tout entière.
— C’était un faux numéro ! dit-elle.
Puis, sans attendre, elle monta à sa chambre.